32

 

 

 

M. Collignot acheta un hélicoptère à réaction, payable en quatre ans. En cas d’accident entraînant la mort de l’acheteur avant que la dernière traite fût échue, c’était l’assurance qui payait le solde dû au vendeur. Mais les compagnies d’assurances jouaient sur le velours. Il n’y avait pratiquement plus d’accidents. Les machines volantes étaient construites en matériaux incombustibles. Les molémoteurs, en supprimant les réservoirs d’essence, avaient d’ailleurs supprimé tout danger d’incendie. En cas d’avarie au moteur ou à la cellule, un parachute s’ouvrait et déposait en douceur sur le sol l’appareil et ses occupants. Tout ce qui pouvait se produire, c’était une désintégration inopinée de la petite réserve de carburant atomique. Mais comme, dans ce cas-là, il ne restait aucune trace de l’avion ni de ses passagers, les familles ne parvenaient pas à faire la preuve de l’accident et l’assurance ne payait rien.

S’il avait dû conduire lui-même son appareil, M. Collignot n’aurait jamais fait une telle acquisition, car il n’était pas capable de diriger même une bicyclette, mais un train de radar venait d’être mis en service entre Paris et Moontown, et il n’avait qu’à s’asseoir dans son appareil, appuyer sur un bouton et s’en remettre au guidage automatique. Une heure et seize minutes plus tard, il était déposé devant sa porte. L’abonnement au radioguidage était assez cher, mais maintenant il pouvait se permettre une telle dépense, qui l’assurerait de coucher chez lui chaque fois qu’il n’était pas retenu par une séance de nuit. Celles-ci malheureusement se multipliaient, car il y avait beaucoup à faire. Et aussi peut-être parce que les délégués touchaient double indemnité chaque fois qu’ils délibéraient après dix heures du soir, et quadruple après minuit.

Aline avait appris à reconnaître le bourdonnement de l’appareil de son père parmi les milliers de bruits, pétaradants, grondants, hululants, glapissants, qui emplissaient le ciel de Paris. Dès qu’elle l’entendait, elle se précipitait à la fenêtre, lui envoyait des baisers tandis qu’il descendait devant elle, doucement. De l’intérieur de sa cabine de plastec illuminée, M. Collignot, souriant, lui faisait un signe gentil de la main. Le petit hélicoptère cherchait une place libre le long du trottoir, se posait comme une mouche, et, son occupant sorti, repartait à vide vers le garage. Aline était déjà dans les bras de son père.

À quinze ans passés, elle venait de redoubler sa quatrième. Tous les garçons et filles de sa génération avaient d’ailleurs le même retard dans leurs études. Non seulement du fait des interruptions provoquées par la guerre, mais aussi parce que les programmes changeaient plusieurs fois en cours d’année. La physique et la chimie faisaient des progrès si rapides que la vérité d’un jour se trouvait souvent fausse la semaine suivante. Les professeurs n’étaient pas très sûrs non plus de la nouvelle orientation qu’il convenait de donner à l’enseignement de l’histoire. Selon le parti au pouvoir, la Civilisation commençait à la mort du Christ, à l’avènement des Capétiens, ou à la prise de la Bastille, et telle victoire devenait interdite si elle n’était pas d’accord avec la doctrine. Aline, plutôt qu’aux textes qu’on lui proposait, s’était fiée aux illustrations. Car, chaque fois qu’ils se trouvaient obligés de modifier les manuels, les éditeurs, pour réduire les frais de fabrication, conservaient les mêmes clichés. Ils se contentaient de changer les légendes. Ainsi, sous la même photographie d’un militaire, Aline avait pu lire successivement les mots de « sauveur de la France », « traître », « père de la patrie », « usurpateur », « martyr ». Aussi avait-elle décidé de ne s’en tenir qu’aux images, d’aimer ceux qui étaient beaux et de honnir les autres.

Seules les mathématiques, qui ne reposent sur rien, n’avaient subi aucune atteinte et continuaient à servir aux savants d’instrument de progrès.

Il restait aussi la poésie. La dernière école poétique était celle des apocalypsiens. Ayant rejeté le vers, puis la phrase, le mot et la lettre, ils avaient honni jusqu’au son et ne reconnaissaient comme moyen d’expression que les bruits. Leur lyre était un instrument de poche dérivé de l’orgue électrique et au moyen duquel ils pouvaient émettre des gémissements et des hurlements de foules, des entrechoquements de montagnes, des bris de plaines.

En dehors de ces génies, il y avait les adolescents qui cherchaient encore, en l’honneur de leurs amours, la rime riche. Paul avait mis près d’un mois à rédiger un sonnet dont les premières lettres de chaque vers, mises à la suite, répétaient le titre. Et ce titre était : « Mon Aline chérie. » Il s’était bien gardé de le lui montrer. Elle était avec lui brutale et moqueuse comme une sœur. Il s’efforçait de se conduire avec elle à la façon d’un frère. Mais comme c’était difficile ! Comme il eût aimé s’agenouiller devant elle et lui dire mille choses ayant trait à ses yeux et aux étoiles, à ses cheveux et à la nuit, à ses mains et à la pâle marguerite, à sa démarche et à la danse des flammes, à sa voix et au chant du rossignol ! Lui dire qu’elle était plus belle et plus douce que le ciel, et le printemps, et les oiseaux, et les fleurs, plus belle que la rose, et la mésange, et le ruisseau qui court entre les primevères, plus douce que la brise qui se lève et le jour qui s’éteint… Lui dire qu’il eût aimé s’endormir à côté d’elle, dans son parfum et sa tiédeur, sa main sur sa main, et mourir…

Mais elle lui disait : « Alors, vieille noix, ça va ? » et lui donnait un coup de poing.

Elle était presque aussi belle qu’il la voyait. Noire, mince, nerveuse, brillante comme une jeune pouliche nourrie de l’herbe nouvellement poussée. Et joyeuse d’être. Elle avait perdu toutes ses angoisses, ne se souvenait même plus des crises nerveuses qui avaient marqué l’abandon de son âge de fillette. Après l’épouvante qu’elle venait de traverser avec le monde, il lui était venu une joie physique, prodigieuse, de se retrouver vivante et de se sentir pousser de toutes parts. Elle ne perdait pas une occasion de rire, et riait même quand l’occasion ne s’en présentait pas.

Mme Collignot, quelques semaines après le retour d’Irène, avait recommencé à se plaindre de tout. C’était sa façon de prendre une assurance contre le malheur, en faisant semblant de ne pas croire à son bonheur.

Irène avait quitté le Ministère. Elle avait reçu un jour une offre de travail de l’administration du Té. Un certain M. Hono l’avait prise comme secrétaire particulière. Elle avait eu l’impression, en s’asseyant devant lui pour la première fois, de l’avoir déjà vu quelque part.

Le diable l’emporte
titlepage.xhtml
Rene Barjavel - Le diable l'emporte_split_000.htm
Rene Barjavel - Le diable l'emporte_split_001.htm
Rene Barjavel - Le diable l'emporte_split_002.htm
Rene Barjavel - Le diable l'emporte_split_003.htm
Rene Barjavel - Le diable l'emporte_split_004.htm
Rene Barjavel - Le diable l'emporte_split_005.htm
Rene Barjavel - Le diable l'emporte_split_006.htm
Rene Barjavel - Le diable l'emporte_split_007.htm
Rene Barjavel - Le diable l'emporte_split_008.htm
Rene Barjavel - Le diable l'emporte_split_009.htm
Rene Barjavel - Le diable l'emporte_split_010.htm
Rene Barjavel - Le diable l'emporte_split_011.htm
Rene Barjavel - Le diable l'emporte_split_012.htm
Rene Barjavel - Le diable l'emporte_split_013.htm
Rene Barjavel - Le diable l'emporte_split_014.htm
Rene Barjavel - Le diable l'emporte_split_015.htm
Rene Barjavel - Le diable l'emporte_split_016.htm
Rene Barjavel - Le diable l'emporte_split_017.htm
Rene Barjavel - Le diable l'emporte_split_018.htm
Rene Barjavel - Le diable l'emporte_split_019.htm
Rene Barjavel - Le diable l'emporte_split_020.htm
Rene Barjavel - Le diable l'emporte_split_021.htm
Rene Barjavel - Le diable l'emporte_split_022.htm
Rene Barjavel - Le diable l'emporte_split_023.htm
Rene Barjavel - Le diable l'emporte_split_024.htm
Rene Barjavel - Le diable l'emporte_split_025.htm
Rene Barjavel - Le diable l'emporte_split_026.htm
Rene Barjavel - Le diable l'emporte_split_027.htm
Rene Barjavel - Le diable l'emporte_split_028.htm
Rene Barjavel - Le diable l'emporte_split_029.htm
Rene Barjavel - Le diable l'emporte_split_030.htm
Rene Barjavel - Le diable l'emporte_split_031.htm
Rene Barjavel - Le diable l'emporte_split_032.htm
Rene Barjavel - Le diable l'emporte_split_033.htm
Rene Barjavel - Le diable l'emporte_split_034.htm
Rene Barjavel - Le diable l'emporte_split_035.htm
Rene Barjavel - Le diable l'emporte_split_036.htm
Rene Barjavel - Le diable l'emporte_split_037.htm
Rene Barjavel - Le diable l'emporte_split_038.htm
Rene Barjavel - Le diable l'emporte_split_039.htm
Rene Barjavel - Le diable l'emporte_split_040.htm
Rene Barjavel - Le diable l'emporte_split_041.htm
Rene Barjavel - Le diable l'emporte_split_042.htm
Rene Barjavel - Le diable l'emporte_split_043.htm
Rene Barjavel - Le diable l'emporte_split_044.htm
Rene Barjavel - Le diable l'emporte_split_045.htm
Rene Barjavel - Le diable l'emporte_split_046.htm
Rene Barjavel - Le diable l'emporte_split_047.htm
Rene Barjavel - Le diable l'emporte_split_048.htm
Rene Barjavel - Le diable l'emporte_split_049.htm
Rene Barjavel - Le diable l'emporte_split_050.htm
Rene Barjavel - Le diable l'emporte_split_051.htm
Rene Barjavel - Le diable l'emporte_split_052.htm
Rene Barjavel - Le diable l'emporte_split_053.htm
Rene Barjavel - Le diable l'emporte_split_054.htm
Rene Barjavel - Le diable l'emporte_split_055.htm
Rene Barjavel - Le diable l'emporte_split_056.htm
Rene Barjavel - Le diable l'emporte_split_057.htm
Rene Barjavel - Le diable l'emporte_split_058.htm